Ébauches jumelles
Une légère respiration s'élançait dans la bibliothèque, aussi captivante que les écrits qu'elle rassemblait, classés avec une rigueur cartésienne dans l'obscurité où on les distinguait à peine. Quelques places assises délaissées depuis bien longtemps résidaient devant les fenêtres qui longeaient les murs, filtrant, au travers d'imposants rideaux aux nuances de brun et d'albâtre, le peu de lumière qui se hasardait à entrer ici. Un pas résonna dans cette immensité, à la fois muette et éloquente, suivi d'un autre, puis d'un autre encore. Un rythme régulier de propagea jusqu'aux oreilles d'un individu qui se trouvait là. Ses yeux se levèrent vers les miens, il hésita à se replonger dans l'ouvrage qu'il lisait. Je m'éloignais, sa voix me rattrapa. « Ne t'en vas pas si vite » lança-t-il en ma direction. Il referma son livre sans se soucier de la page qu'il déchiffrait. Il la retrouvera sans trop de mal, pensais-je. Son visage éveilla progressivement quelques souvenirs, mais sa voix me paraissait inconnue, et tandis qu'une partie de ma raison m'assurait que celui qui se tenait devant moi ne m'était pas étranger, l'autre se tuait à me faire comprendre que je perdais mon temps. Ces querelles n'avaient rien d'inhabituel; de temps à autre, un visage ou même quelque chose d'autre s'effaçait de ma mémoire, jusqu'à ce que je l'inscrive à nouveau. Mais ce visage, cette voix, celui que je croisait le plus fréquemment, s'était enfui et se cachait si bien que je ne l'ai jamais retrouvé. « Où étais-tu ? Aurais-tu trouvé l'inspiration ailleurs ? » plaisantait-il. Il ouvrit de nouveau son livre à l'exacte page sans même y jeter un regard. Je luis répondit, « Le petit orchestre qui ne jouait plus s'est réveillé ce matin, à l'aube. Et je ne pense pas qu'il s'arrêtera cette fois. ». Puis il me reprit sans plus tarder, « Comment peut-tu en être sûre ? Si personne ne s'en occupe il s'arrêtera: ce ne sont que des automates. ». Il disait juste, je n'en doutais pas. Mais comme toute personne de mon âge, je défendais mes idées, avec de l'argumentation de temps à autre. Suite à ces mots, je me dirigeais vers une place; la mienne. Du moins, elle ne m'appartenait pas, mais qui me la subtiliserait si ce n'est celui avec qui je conversais ? M'asseyant comme j'avais l'habitude de le faire, je sortit ma montre de la poche droite de mon manteau; C'était une à gousset, une petite montre à quartz. Petite, car c'est ainsi que je la trouvais. Une montre pour homme disait-on, mais les montres pour femme sont minuscules ! Pensais-je. Et puis, quelle différence ? Elle était belle, elle était argentée, même si je savais parfaitement que ce n'était pas de l'argent qui la recouvrait. Sa trotteuse battait une pulsation par seconde. Elle me servit assidûment durant deux ans ou un peu plus et, encore avant qu'elle ne s'arrête de tourner, je l’exhibait fièrement aux yeux de ceux qui m'entouraient. Leurs réactions différaient d'une personne à une autre. Parfois même sur une même personne d'un jour à l'autre. On l'aimait ou on la détestait, mais personne n'y était indifférent. Chacun était donc parvenu à la conclusion suivante; c'était original, et pour la plupart, ça leur plaisait. Et même si elle ne fonctionnait plus, elle restait là, et je la regardais comme si ses aiguilles tournaient encore. Suite à cela, on m'en offrit une nouvelle; une montre mécanique aux nuances de gris anthracite. Ses aiguilles étaient si blanches, que la neige qui n'était plus tombée depuis tant d'années semblait grise à côté. Si fine, que même si aucun poids ne reposait sur elles, je les surveillait d'un œil, de peur qu'elles se brisent. La trotteuse, qui battait une pulsation par déciseconde, était si rapide qu'elle passait au dessus de ses deux sœurs sans même leur adresser un regard. Mais la mélodie continue qui s'échappait de la montre provenait-elle de l'aiguille qui faisait son chemin, où du mécanisme situé en dessous ? Une si petite question, je vous l'accorde, ne demande que quelques recherches pour obtenir une réponse convenable. Mais la seule réponse que je voulais entendre étais la mienne, mais pas la bonne. Tout ceci m'agaçait tant que je la déposai dans un coin pour y revenir un peu plus tard. Je relevai la tête, avant de m'apercevoir que mon interlocuteur avait de nouveau ouvert son livre, et même avancé de quelques pages. Sur la table en face de lui trônaient d'autres ouvrages, dont un constitué d'une page de texte pour une page d'illustrations, à la couverture blanche ornée d'une silhouette noire et d'un œil dans lequel se noyait une galaxie. Ma voix s'éleva tout en demeurant relativement faible « Tu as lu celui-ci ? ». Puis il répondit, détournant furtivement les yeux du roman qu'il tenait entre ses mains: « Non. Il se trouvait ici avant même que j'arrive. ». J'y jetai un autre regard, m'en approchai, l'attrapai du bout des doigts pour au final l'ouvrir. Sur une feuille immaculée de blanc se promenait une ombre, la silhouette d'un corps nu, un corps sans formes; un corps parfait - étant une hérétique de la perfection, cette idée me gênait un peu -. L'ombre aveugle s'avançait dans l'étendue de vide blanchie par l'inconscience, sans laisser la moindre trace d'un passé qui de toute manière, n'aurait pas échappé à l'indéniable destruction des imperfections. La forme ombragée aux courbes rectilignes suivait, en ligne droite, le chemin de son existence, tandis que ses jambes suivaient un rythme calme et régulier. Puis, en un grand fracas, le corps s'effondra à terre. La partie droite de son visage, où devait se trouver un œil, se retrouva percée par un petit objet cylindrique, rigide, fragile. Si fragile qu'il se briserait sous la moindre pression. La blessure demeura inerte, l'ombre de même, on n'observait qu'un trou circulaire dans lequel se noient des points lumineux en abondance, nuancés qu'une succession de couleurs qui se fondaient ensemble en ce que l'on nommerait aujourd'hui l'espace. Aux pages suivantes, cette silhouette devenait un jeune homme sans espoirs, sans rêves ni désirs. Il n'obtint la vue que peu de temps plus tard, mais, dans sa façon de « regarder » de son unique œil, on apercevait distinctement un savoir immense que lui-même ne mesurait pas encore. La vue une fois acquise, mais faute de pouvoir se repérer dans un tel paysage, il se perdit malgré lui et retrouva l'objet cylindrique qui lui avait percé le crâne; un crayon de papier à la mine arrondie, usé, sur lequel on avait imprimé un piano en guise de motif de la pointe à l'autre bout, déposé sur une tache rougeâtre encrée dans le sol. Il saisit entre de longs doigts le petit objet qui clamait à sa forme son innocence, alors même qu'il lui avait transpercé le crâne un peu plus tôt. À l'horizon, les débris d'une grande ville entièrement détruite jonchaient la terre, le jeune homme ne s'y aventura pas et reprit son chemin. Les pages défilaient sous mes yeux une à une et le garçon dessinait, trait par trait, le monde qui l'entourait. La vie émergeait lentement de la pointe de son crayon. Se sentant seul dans cette immensité de vide, il décrivit les contours d'une jeune fille de son âge, l'œil gauche formant la même galaxie que le jeune homme, si semblable à lui-même qu'elle semblait être sa jumelle plutôt qu'une simple amie. Ses trains tremblaient par endroits, se décalaient même parfois, mais quelle importance ? Chaque objet, idée ou être vivant dessiné avec ce crayon se matérialisait sous ses yeux. Plus loin encore, et jusqu'aux dernières pages, les personnages développaient un caractère, une façon de parler et tout ce qui constitue un être humain, de la tête aux pieds et du conscient à l'inconscient. Un monde entier, presque autonome, se déployait alors indépendamment du crayon du jeune homme et la liberté s'y installait sans le moindre mal. Petit à petit, la liberté des uns empiétait sur la liberté des autres, des tensions naquirent, puis des conflits, ce qui mena le monde à sa perte. Les immeubles, les gratte-ciels et les vies s'effondraient à terre. Seule et blessée, au milieu de débris mêlés à de la poussière, la jeune fille se releva et s'enfuit, loin de ce qu'elle avait connu et ne connaîtrait plus jamais, ramassant en chemin le crayon du garçon qui gisait quelques mètres plus loin. Alors que la ville semblait déjà lointaine, l'enfant s'écroula sur le sol. Les larmes suivirent le chemin du sang, alors que la jeune fille griffonnait sur le sol la silhouette de son frère, avant de doucement basculer vers l'oubli. Son corps redevint ce qu'il était; quelques traits noirs, tandis que l'ébauche du jeune homme prenait une taille convenable, se levait, puis s'avança sans vraiment savoir où, empruntant sans cesse le même chemin, rencontra le crayon, glissa dessus, se creva un œil qui ne s'y trouvait pas, puis repartit. Et tandis qu'un léger sourire se décrivait sur mon visage, j'aurais juré que mon ami avait fait de même. Kaname Kentaro |