Innocent X, de Francis Bacon
La nuit enveloppait la demeure de sa sombre cape. Les ombres s'étalaient sur le sol, rampant et gonflant jusqu'à occuper chaque surface, chaque recoin, chaque anfractuosité où une proie affolée aurait pu se cacher. Elles semblaient courir sur le sol, sous le regard malveillant et blafard de la lune, sentinelle éternelle dans l'obscurité. Une brise légère agitait les brins d'herbe qui bruissaient doucement, accompagnant la traque infinie. La lente mais immuable victoire de l'empire de l'obscurité sur le royaume du jour. La mort s'approchait lentement, enveloppée dans son noir manteau, prenant le commandement de son immense armée et de son domaine. Les étoiles brillaient comme pour tenter d'apporter un peu de lumière et de chaleur à la scène mais le pouvoir de la Faucheuse était bien trop grand pour ces quelques misérables astres.
C'est à ce moment qu'ils se firent entendre. Des plaintes déchirantes s'élevèrent de la maison vers le ciel en une ascension vertigineuse. Elles étaient suraiguës, inhumaines, monstrueuses. Aucune personne vivante ne pouvait pousser des cris emplis de tant de désespoir et de souffrance. Des voix se mêlaient à ces hurlements. Des voix graves, presque inaudibles, qui semblaient converser entre elles dans différents langages. On pouvait aisément distinguer du latin et de l'allemand mais une troisième retentissait également. Une langue aux accents sauvages et rauques. Une langue qui ne pouvait être utilisée par aucun homme tant elle était emplie de pouvoir. Une puissance brute et incontrôlable comme il n'en existait qu'une au monde. L'Ancien Langage. La langue de tous les démons et entités maléfiques.
Ces trois voix se mêlaient en un tourbillon incessant. Le rythme entêtant des mots auraient fait perdre la tête à n'importe qui. Les intonations étaient parfois dures et brutales, parfois douces et chaleureuses ; elles se succédaient sans aucune interruption et continuaient indéfiniment leur danse fascinante et dangereuse.
Le sol commença alors à trembler. Une vibration sourde et colossale, qui ne présageait rien de bon. L'air sembla se raréfier et plus aucun bruit ne vint troubler l'incantation maléfique.
Bientôt, alerté par tout ces événements, l'homme d'église du village décida de vérifier ce qui se passait. Il ne pouvait tolérer que des agissements démoniaques aient lieu dans son domaine. Vêtu de violet et de blanc, il sortit de son lieu de travail et se rendit à la source des hurlements. Son sang se glaça à l'approche de la bâtisse de pierres noires. Les vibrations dans son corps dues aux cris lui faisaient craindre le pire. Il prit tout de même son courage à deux mains et s'avança vers la maison. A chaque pas, ces voix s'insinuaient dans ses os, menaçant de les casser comme s'ils n'étaient que de vulgaires brindilles. Il serait les dents et se concentrait sur sa marche mais malgré tout ses efforts, il avançait lentement. Trop lentement.
Autour de lui, les pierres qui composaient le sentier s'étaient mises à trembler.
Soudain, sans qu'il s'en fût rendu compte, il se trouva face à une porte. Il la poussa, entra et la claqua derrière lui. Décidant de prendre le temps de souffler, il s'adossa au battant et détailla la salle du regard. Il se trouvait dans une pièce unique au sol de terre battue. Par terre était posé un tapis noir sans motifs. Diverses étagères sur lesquelles étaient posés des récipients en tout genre parsemaient les murs de la salle. Dans un coin se trouvait un large lit abritant un corps recroquevillé.
L'homme s'approcha tout en restant à une distance respectable. La beauté de la femme qui se trouvait là le frappa malgré son état. Ses longs cheveux bruns étaient emmêlés et couvraient en partie son visage. De sa peau aussi blanche que la neige émanait une impression de fragilité. Son nez droit et fin surplombait gracieusement de petites lèvres rouges qui camouflaient des dents blanches. Sentant la présence de l'inconnu, elle ouvrit les yeux et le dévisagea sans vraiment le voir ni le reconnaître. Le moine découvrit alors des yeux azurs comme il n'en avait jamais vu. Ils rivalisaient de beauté avec les plus belles pierres précieuses et il eut l'impression de découvrir un océan. Quelque chose le frappa alors. Sa peau était couverte d'une fine pellicule de sueur et, au fond de ses orbites, se trouvait un petit éclat fiévreux. Il s'aperçut que les voix émanaient d'elle. Ses lèvres ne bougeaient pas mais il n'y avait aucun doute. Les démons étaient en elle.
Il s'approcha un peu plus afin de la toucher et de la rassurer mais, à son contact, elle tressaillit. Elle se redressa et recula afin de s'adosser au mur. Son attitude avait radicalement changée. Les cris qui avaient cessé lorsqu'il était entré dans la chambre laissèrent place à des sortes de feulements menaçants. Sa bouche s'était retroussée en un rictus mauvais et son visage s'était transformé en un concentré de rage et de haine. Les yeux qui avaient émerveillé l'homme quelques instants auparavant étaient désormais emplis des flammes destructrices de la colère.
Il recula précipitamment et se laissa tomber sur une chaise. Il sentit alors une main gigantesque l'entourer et commencer à le serrer comme s'il n'était qu'une vulgaire poupée de chiffons. Son cœur rata un battement. Était-ce là l’œuvre d'un démon ? Un froid magistral s'empara de lui. Les affres de l'hiver le plus rude semblaient se déchaîner sur son pauvre corps qui se recourbait sur sa chaise dans l'espoir d'échapper aux tourments. Il ouvrit la bouche pour hurler mais aucun son n'en sortit.
A l'autre extrémité de la pièce, la fille le regardait avec des yeux emplis d'une sorte de satisfaction mêlée de l'incompréhension la plus totale. Une part de son esprit refusait le contrôle des démons et tentait désespérément de reprendre possession de son corps. Mais elle n'y parvenait pas. Elle était spectatrice de ce qu'elle venait de déclencher chez ce pauvre homme qui avait tenté de la sauver. Impuissante et désespérée. Elle avait assisté au conciliabule des démons et entendait leurs chants étranges. Elle sentait aussi que, des tréfonds des la Terre, quelque chose se réveillait. Quelque chose d'immense et puissant. Un être qui s'empresserait de détruire le monde dès qu'il serait réveillé et qui n'aurait aucune pitié pour personne.
La tête du moine tomba sur ses épaules. Ses paupières étaient closes et il tremblait, en proie à la plus vive des agitations. Quelque chose semblait le dévorer de l'intérieur et il luttait avec la plus grande peine. Une voix en lui hurlait d'abandonner, de quitter ce monde et de se rendre dans son paradis, fier d'avoir lutté contre contre le mal jusqu'à son dernier souffle. Mais il ne voulait pas partir. Le démon qui prenait progressivement contrôle de son corps le répugnait et il voulait tout tenter pour survivre. Et, si possible, sauver la fille avec lui.
La pression sur son esprit s'accentua. Le bouclier qu'il avait érigé autour de son âme pour la protéger commençait à se fissurer.
Autours de lui, les incantations tourbillonnaient, toujours plus puissantes et déterminées. Le sol tremblait de plus belle. Les bocaux sur les meubles tombaient sur le sol et éclataient en une myriade de petits morceaux de verre. Les étagères s'écroulèrent avec un grand fracas de bois brisé. Le torchis qui recouvrait les murs se fissurait et chutait en une fine pluie brunâtre.
Un dernier assaut brisa ses remparts. Alors, dans la muraille déchirée s'infiltra le maudit. Un cri de désespoir sortit de la poitrine du moine. Il se redressa sur la chaise et continua de hurler, la bouche grande ouverte. Ses yeux devinrent noirs et des volutes de fumée sortirent de ses mains. Ses ongles se fissurèrent avant de choir sur le sol. Ses cheveux tombèrent et sa peau se parchemina. La finesse de celle-ci dévoila des veines dans lesquelles courait un sang d'un noir d'encre. Les jointures de ses os craquèrent et se démirent, cherchant à percer l'épiderme. Ses lèvres se racornirent comme un parchemin près d'une flamme et ses dents se déchaussèrent. Un flot de sang jaillit de son nez dont il ne restait que le cartilage et alla noircir ses vêtements. Son âme fut détruite. A jamais.
Le sol semblait boire son fluide vital. Ce sang, l'encre de la vie, s’apprêtait à écrire l'être le plus horrible jamais créé.
La fille, qui avait assisté à toute la scène, se recroquevilla sur le sol sans que cela change quoi que ce soit à la puissance de l'incantation. Alors, la voix du moine décédé se joignit aux voix des trois démons et le chant repris de plus belle, précipitant l'avènement d'un monde de ténèbres et de cauchemars.
William Withering
La nuit enveloppait la demeure de sa sombre cape. Les ombres s'étalaient sur le sol, rampant et gonflant jusqu'à occuper chaque surface, chaque recoin, chaque anfractuosité où une proie affolée aurait pu se cacher. Elles semblaient courir sur le sol, sous le regard malveillant et blafard de la lune, sentinelle éternelle dans l'obscurité. Une brise légère agitait les brins d'herbe qui bruissaient doucement, accompagnant la traque infinie. La lente mais immuable victoire de l'empire de l'obscurité sur le royaume du jour. La mort s'approchait lentement, enveloppée dans son noir manteau, prenant le commandement de son immense armée et de son domaine. Les étoiles brillaient comme pour tenter d'apporter un peu de lumière et de chaleur à la scène mais le pouvoir de la Faucheuse était bien trop grand pour ces quelques misérables astres.
C'est à ce moment qu'ils se firent entendre. Des plaintes déchirantes s'élevèrent de la maison vers le ciel en une ascension vertigineuse. Elles étaient suraiguës, inhumaines, monstrueuses. Aucune personne vivante ne pouvait pousser des cris emplis de tant de désespoir et de souffrance. Des voix se mêlaient à ces hurlements. Des voix graves, presque inaudibles, qui semblaient converser entre elles dans différents langages. On pouvait aisément distinguer du latin et de l'allemand mais une troisième retentissait également. Une langue aux accents sauvages et rauques. Une langue qui ne pouvait être utilisée par aucun homme tant elle était emplie de pouvoir. Une puissance brute et incontrôlable comme il n'en existait qu'une au monde. L'Ancien Langage. La langue de tous les démons et entités maléfiques.
Ces trois voix se mêlaient en un tourbillon incessant. Le rythme entêtant des mots auraient fait perdre la tête à n'importe qui. Les intonations étaient parfois dures et brutales, parfois douces et chaleureuses ; elles se succédaient sans aucune interruption et continuaient indéfiniment leur danse fascinante et dangereuse.
Le sol commença alors à trembler. Une vibration sourde et colossale, qui ne présageait rien de bon. L'air sembla se raréfier et plus aucun bruit ne vint troubler l'incantation maléfique.
Bientôt, alerté par tout ces événements, l'homme d'église du village décida de vérifier ce qui se passait. Il ne pouvait tolérer que des agissements démoniaques aient lieu dans son domaine. Vêtu de violet et de blanc, il sortit de son lieu de travail et se rendit à la source des hurlements. Son sang se glaça à l'approche de la bâtisse de pierres noires. Les vibrations dans son corps dues aux cris lui faisaient craindre le pire. Il prit tout de même son courage à deux mains et s'avança vers la maison. A chaque pas, ces voix s'insinuaient dans ses os, menaçant de les casser comme s'ils n'étaient que de vulgaires brindilles. Il serait les dents et se concentrait sur sa marche mais malgré tout ses efforts, il avançait lentement. Trop lentement.
Autour de lui, les pierres qui composaient le sentier s'étaient mises à trembler.
Soudain, sans qu'il s'en fût rendu compte, il se trouva face à une porte. Il la poussa, entra et la claqua derrière lui. Décidant de prendre le temps de souffler, il s'adossa au battant et détailla la salle du regard. Il se trouvait dans une pièce unique au sol de terre battue. Par terre était posé un tapis noir sans motifs. Diverses étagères sur lesquelles étaient posés des récipients en tout genre parsemaient les murs de la salle. Dans un coin se trouvait un large lit abritant un corps recroquevillé.
L'homme s'approcha tout en restant à une distance respectable. La beauté de la femme qui se trouvait là le frappa malgré son état. Ses longs cheveux bruns étaient emmêlés et couvraient en partie son visage. De sa peau aussi blanche que la neige émanait une impression de fragilité. Son nez droit et fin surplombait gracieusement de petites lèvres rouges qui camouflaient des dents blanches. Sentant la présence de l'inconnu, elle ouvrit les yeux et le dévisagea sans vraiment le voir ni le reconnaître. Le moine découvrit alors des yeux azurs comme il n'en avait jamais vu. Ils rivalisaient de beauté avec les plus belles pierres précieuses et il eut l'impression de découvrir un océan. Quelque chose le frappa alors. Sa peau était couverte d'une fine pellicule de sueur et, au fond de ses orbites, se trouvait un petit éclat fiévreux. Il s'aperçut que les voix émanaient d'elle. Ses lèvres ne bougeaient pas mais il n'y avait aucun doute. Les démons étaient en elle.
Il s'approcha un peu plus afin de la toucher et de la rassurer mais, à son contact, elle tressaillit. Elle se redressa et recula afin de s'adosser au mur. Son attitude avait radicalement changée. Les cris qui avaient cessé lorsqu'il était entré dans la chambre laissèrent place à des sortes de feulements menaçants. Sa bouche s'était retroussée en un rictus mauvais et son visage s'était transformé en un concentré de rage et de haine. Les yeux qui avaient émerveillé l'homme quelques instants auparavant étaient désormais emplis des flammes destructrices de la colère.
Il recula précipitamment et se laissa tomber sur une chaise. Il sentit alors une main gigantesque l'entourer et commencer à le serrer comme s'il n'était qu'une vulgaire poupée de chiffons. Son cœur rata un battement. Était-ce là l’œuvre d'un démon ? Un froid magistral s'empara de lui. Les affres de l'hiver le plus rude semblaient se déchaîner sur son pauvre corps qui se recourbait sur sa chaise dans l'espoir d'échapper aux tourments. Il ouvrit la bouche pour hurler mais aucun son n'en sortit.
A l'autre extrémité de la pièce, la fille le regardait avec des yeux emplis d'une sorte de satisfaction mêlée de l'incompréhension la plus totale. Une part de son esprit refusait le contrôle des démons et tentait désespérément de reprendre possession de son corps. Mais elle n'y parvenait pas. Elle était spectatrice de ce qu'elle venait de déclencher chez ce pauvre homme qui avait tenté de la sauver. Impuissante et désespérée. Elle avait assisté au conciliabule des démons et entendait leurs chants étranges. Elle sentait aussi que, des tréfonds des la Terre, quelque chose se réveillait. Quelque chose d'immense et puissant. Un être qui s'empresserait de détruire le monde dès qu'il serait réveillé et qui n'aurait aucune pitié pour personne.
La tête du moine tomba sur ses épaules. Ses paupières étaient closes et il tremblait, en proie à la plus vive des agitations. Quelque chose semblait le dévorer de l'intérieur et il luttait avec la plus grande peine. Une voix en lui hurlait d'abandonner, de quitter ce monde et de se rendre dans son paradis, fier d'avoir lutté contre contre le mal jusqu'à son dernier souffle. Mais il ne voulait pas partir. Le démon qui prenait progressivement contrôle de son corps le répugnait et il voulait tout tenter pour survivre. Et, si possible, sauver la fille avec lui.
La pression sur son esprit s'accentua. Le bouclier qu'il avait érigé autour de son âme pour la protéger commençait à se fissurer.
Autours de lui, les incantations tourbillonnaient, toujours plus puissantes et déterminées. Le sol tremblait de plus belle. Les bocaux sur les meubles tombaient sur le sol et éclataient en une myriade de petits morceaux de verre. Les étagères s'écroulèrent avec un grand fracas de bois brisé. Le torchis qui recouvrait les murs se fissurait et chutait en une fine pluie brunâtre.
Un dernier assaut brisa ses remparts. Alors, dans la muraille déchirée s'infiltra le maudit. Un cri de désespoir sortit de la poitrine du moine. Il se redressa sur la chaise et continua de hurler, la bouche grande ouverte. Ses yeux devinrent noirs et des volutes de fumée sortirent de ses mains. Ses ongles se fissurèrent avant de choir sur le sol. Ses cheveux tombèrent et sa peau se parchemina. La finesse de celle-ci dévoila des veines dans lesquelles courait un sang d'un noir d'encre. Les jointures de ses os craquèrent et se démirent, cherchant à percer l'épiderme. Ses lèvres se racornirent comme un parchemin près d'une flamme et ses dents se déchaussèrent. Un flot de sang jaillit de son nez dont il ne restait que le cartilage et alla noircir ses vêtements. Son âme fut détruite. A jamais.
Le sol semblait boire son fluide vital. Ce sang, l'encre de la vie, s’apprêtait à écrire l'être le plus horrible jamais créé.
La fille, qui avait assisté à toute la scène, se recroquevilla sur le sol sans que cela change quoi que ce soit à la puissance de l'incantation. Alors, la voix du moine décédé se joignit aux voix des trois démons et le chant repris de plus belle, précipitant l'avènement d'un monde de ténèbres et de cauchemars.
William Withering